Mahamadou KOUMA : Il n’y a pas de risque de Rwandaïsation en Côte d’Ivoire

Le Coordonnateur National de la Convention de la Société Civile Ivoirienne se prononce sur les violences qui ont émaillé le processus électoral accompagné d’affrontements intercommunautaires ayant occasionné au moins 85 morts.

La société civile s’est engagée avant, pendant et après l’élection présidentielle dans plusieurs opérations pour éviter les affrontements. Les hommes de Dieu ont fait des prières œcuméniques, les chefs traditionnels ont lancé des appels à l’apaisement, mais cela n’a pas empêché les violences communautaires. Peut-on dire que la société civile a échoué ?

Affirmer que la société civile a échoué, ce jugement me semble fort. Elle a joué sa partition et pris ses responsabilités. En ce qui concerne la Convention de la société civile ivoirienne (Csci), nous avons fait des déclarations pour interpeller les acteurs politiques. Nous avons, également lancé des appels à la paix, à la responsabilité des leaders politiques et de toutes les forces vives à savoir garder raison quelles que soient la noblesse, la légitimité et la pertinence de nos ambitions politiques. Après toutes ces initiatives, nous constatons que nous n’avons pas été entendus. Nous pouvons lancer des appels à leurs endroits, mais les hommes politiques comme vous le savez, ont toujours un agenda caché. Quand nous échangeons avec eux, ils ont souvent donné l’impression qu’ils adhèrent à notre discours mais dans les faits, nous constatons qu’ils font autre chose. Par rapport aux actes qu’ils posent, nous, à la société civile, les qualifions de Tensio-générateurs sociaux (TGS) à cause de leur propension à provoquer des conflits. Cela apparaît malheureusement comme une stratégie de conquête ou de conservation du pouvoir qui semble marcher jusque-là. Pourquoi cela marche-t-il si bien ? C’est simple. Le taux d’analphabétisme en Côte d’Ivoire tourne autour de 60% et celui de pauvreté avoisine les 40%. La conjonction de ces deux facteurs constitue un terreau fertile qui favorise la manipulation et l’instrumentalisation des populations. D’où la récurrence et la persistance des violences intercommunautaires, pré ou post-électorales.

 

Ailleurs, on a vu des sociétés civiles assez fortes qui arrivent à s’imposer aux acteurs politiques. Pourquoi cela ne réussit-il pas en Côte d’Ivoire ?

Pour comprendre cette différence d’appréciation, il convient de connaitre la sociogenèse de la société civile de chaque pays. Selon que nous soyons en Côte d’Ivoire, au Burkina Faso, au Mali, au Sénégal ou sous d’autres cieux, les contextes et les cheminements sont toujours différents. En Côte d’Ivoire, il s’opère depuis quelque temps une mutation à telle enseigne que le concept de société civile critique et responsable est de plus en plus partagé compte tenu du contexte socioéconomique et de notre démocratie naissante. C’est à juste titre que nous, à la Convention de la société civile ivoirienne, œuvrons à être davantage une force de propositions plutôt qu’une force d’opposition. C’est cet engagement que nous essayons de traduire en acte au quotidien dans le cadre de notre mission de Contrôle citoyen de l’action publique (CCAP) à travers le Contrat de désendettement et du développement (C2D), l’Accord de partenariat économique intérimaire (APEI), l’observation des élections, la lutte contre toutes les formes d’injustices, la redevabilité des pouvoirs publics, pour ne citer que ces exemples.

 

En Côte d’Ivoire, seuls les partis politiques ont le monopole de la mobilisation des masses. Comment expliquez-vous l’échec de la société civile sur le terrain ?

Il me paraît plus convenable de relativiser cette appréciation. Notre engagement vise à faire chaque jour un peu plus pour le bien-être des populations. Cet effort peut être diversement interpréter. Cette présence gagnerait à être amplifier, et ce, dans un élan collectif, une synergie d’action.

 

Certains disent que la société civile a échoué parce que les Ong sont des officines des partis politiques. Que répondez-vous à ces accusations ? 

Je n’ai pas de jugement à faire à ce niveau. J’estime que c’est une question de responsabilité et de conscience. Quant à la Csci, nous faisons l’effort pour ne pas être une officine des partis politiques. Quand les choses ne vont pas bien dans l’un ou dans l’autre camp, nous le relevons et interpellons-les concernés. La frontière est très étroite entre le discours des acteurs de la société civile et ceux des animateurs des partis politiques. C’est pourquoi, il faut prendre suffisamment de recul et faire preuve de tact dans notre appréciation de la situation. A ce sujet, la CSCI envisage de créer une école où l’on pourrait dispenser des formations spécifiques destinées aux acteurs de la société civile.

 

Avec ces affrontements communautaires qui se produisent dans plusieurs villes du pays, faut-il craindre une « Rwandaïsation » de la Côte d’Ivoire ?

Je suis optimiste de nature. Je ne crois pas qu’il y ait des indices pertinents qui fondent à faire croire que nous tendons vers une Rwandaïsation de la Côte d’Ivoire. Nous sommes dans une démocratie naissante, en construction qui ne va pas en heurt. Notre démocratie souffre encore du poids de l’ethnie, de la région et de la religion. Nous constatons encore chez certains de nos acteurs politiques, beaucoup d’émotion, dans ce qu’ils font alors que la politique est, avant tout un art. C’est un savoir-être, un savoir-faire.

 

Comment mettre fin au cycle des affrontements entre des populations qui ont toujours vécu ensemble ?

Pour y parvenir, on peut s’appuyer à la fois sur les mécanismes et les outils traditionnels et modernes de règlement des conflits. La seule façon de contenir la violence, c’est d’apprendre à se parler franchement et sincèrement. En Afrique, nous avons, par exemple, l’arbre à palabres et les institutions étatiques telle la Médiature qu’on peut actionner pour parvenir à la paix. La nation est une diversité, c’est plusieurs cultures, plusieurs convictions, etc. Pour vivre en harmonie dans une République, il faut éduquer les populations à la citoyenneté. Notre Etat est jeune, la nation reste à construire. Il faut être optimiste.

 

Les réseaux sociaux ont joué un grand rôle en attisant la haine entre les populations. Comment mettre fin à ces manipulations sur les réseaux sociaux ?

Pour résoudre la problématique des réseaux sociaux, l’Etat dispose de la dissuasion et la persuasion. Il doit prendre ses responsabilités en faisant un savant dosage de ces deux moyens. La dissuasion, c’est de faire en sorte que ceux qui vont au-delà de la norme, soient interpellés et le secteur doit être organisé. Quant à la persuasion que prône la société civile, elle consiste à éduquer, à former et à sensibiliser sur les bonnes pratiques en la matière.

 

Quel message faut-il adresser à ces personnes installées à l’extérieur qui enveniment la situation en diffusant de fausses informations ?

Nous exhortons ces personnes à faire preuve de responsabilité et à prendre consciences des effets négatifs de ces fausses informations sur l’harmonie sociale. Mais, elles doivent comprendre que le plus important dans une société, c’est de mettre son savoir au service de ce qui est utile.

 

Quelle lecture la société civile fait-elle du dialogue amorcé entre les dirigeants actuels et l’opposition ?

Nous saluons cette initiative qui s’inscrit dans le cadre de la décrispation de la situation socio-politique. Il faudra maintenant la renforcer et l’élargir aussi bien à l’ensemble des acteurs politiques et de la société civile de sorte à résoudre durablement l’ensemble des problèmes. A cette fin, la Convention de la Société Civile Ivoirienne (CSCI), conformément à sa vision et ses missions, est disposée à jouer un rôle essentiel dans cette dynamique de rapprochement.

 

Nomel Essis

Extrait de l'expression du numéro 3170 du mercredi 18/11/2020, page 5